Journée d’Etudes Flamenco: le temps des letras, 2 mai 2019
Flamenco: le temps des letras
Jeudi 2 mai 2019 (sous réserve de confirmation)
Cette première Journée d’Etudes consacrée au flamenco à Aix Marseille Université (AMU) doit apporter au Festival “Flamenco Azul” (Ier Festival Internacional en Marsella) —organisé par le Centre Soleá en partenariat avec la Région Provence Alpes Côte d’Azur et le Département des Bouches du Rhône— une dimension réflexive en permettant un dialogue et un enrichissement entre pratique, réception et “discours sur”. Elle entrera en résonance avec le travail déjà entrepris à partir de l’Axe 2 du CAER, “Ecriture, réécriture, intermédialité” dirigé par le professeur Perle Abbrugiati qui a permis le développement du réseau de recherche pluridisciplinaire “Chanson. Les ondes du monde” (voir le site https://www.lesondesdumonde.fr) qui réunit déjà de nombreux chercheurs français et étrangers et étudie la chanson comme “phénomène de création, d’interprétation et de circulation culturelle” en France mais aussi “au sein d’autres sociétés, principalement dans l’aire méditerranéenne et romane”.
L’objet d’étude qui est le nôtre, le flamenco, présente trois modalités d’expression que sont le cante, le toque et le baile et ce sera plus particulièrement la première qui retiendra notre attention pour ce temps fort à AMU, à travers un travail sur les letras, les paroles des cantes flamencos. Tout comme la chanson telle que présentée par “Les ondes du mondes”, une letra est “un texte, une musique, un phénomène scénique, une création esthétique et un indicateur sociologique et historique”. Et parce que le flamenco est une expresion culturelle, nous pourrons aussi nous intéresser à sa dimension anthropologique.
Dans sa présentation du Festival “Flamenco Azul”, María Pérez, directrice du Centre Soleá (Marseille, Siège officiel de la Escuela de Flamenco de Andalucía en France), affirme que le flamenco est:
“Un art qui a pris racine dans la rencontre de peuples meurtris se rassurant ensemble dans une lamentation réparatrice et un partage émotionnel vital.”
Dans cette définition se trouvent mêlés souffrance et élan vital, retour sur le passé et projection vers l’avenir. “Rencontre”, “ensemble”, “partage” sont aussi des notions-clés qui rejoignent les préoccupations de ceux qui cherchent à mieux comprendre le flamenco et au-delà, les pratiques humaines et sociales que sont la musique et la danse. Car si le flamenco est bien une pratique collective, il est aussi le lieu d’expression de quêtes individuelles, personnelles, intimes où la grâce et l’art ne surgissent qu’au moment de la connexion entre artistes d’abord, entre artistes et public ensuite.
Pour cette Journée d’Etudes consacrée au flamenco à Aix Marseille Université nous nous proposons donc de nous arrêter sur la figure du cantaor et sur ce qu’il transmet à travers son cante, son cri et son corps.
Depuis ce qui est communément considéré comme le premier travail de collecte réalisé par Demófilo et publié en 1881 jusqu’à nos jours, bien des choses ont été écrites sur les letras, bien des tentatives de compilations sur le modèle de recueils de poèmes se sont succédées, avec les limites que l’on connaît puisque par définition le flamenco est un art “agraphe”, dont la transmission est orale. De même les multiples anthologies discographiques posent la question des critères de sélection des chants et reflètent la vision, la subjectivité de celui qui entreprend un tel projet. Comment donc parler de ce chant qui se veut de manière essentielle un objet volatil, insaisissable, oscillant entre improvisation et écriture?
Tout flamenco “cabal” considère que l’on ne peut prétendre bien connaître le flamenco si l’on ne connaît pas le cante. Mais quel chant? Le chant en tant que texte, ou le chant en tant que musique? D’autant que l’émergence de l’émotion n’est pas nécessairement empêchée par la méconnaissance du chant, qu’il soit envisagé comme partie d’un système musical codifié ou comme construction verbale (avec la dimension linguistique qu’elle suppose). Pour approfondir cet aspect, nous pourrons nous référer aux recherches menées sur l’empathie et ses différentes déclinaisons.
Autour des letras, il s’agira d’approfondir quel est leur rôle et quel est le positionnement esthétique, idéologique du cantaor lorsqu’il “dit” telle ou telle letra. Quelle réponse apporter aux interrogations que peuvent susciter des pratiques aussi diverses que la mise a compás de “trabalenguas” (virelangues) où le cante « devient pur rythme », comme le disait l’anthropologue Cristina Cruces Roldán en 2001 à l’Université de Séville lors de sa communication “Decir el cante…” à l’occasion du III Congreso Internacional Lyra mínima oral. Ses travaux nourrissent par la raison et une typologie bien fournie l’hypothèse selon laquelle le texte n’aurait que peu d’importance pour les flamencos ; une hypothèse que Pedro Peña exprime davantage par l’intuition que par la démonstration dans son ouvrage Los gitanos flamencos (2013): “No deja de tener la letra su importancia, sobre todo para los no muy iniciados. Pero insisto en que, para nosotros [los gitanos flamencos], lo prioritario es siempre la expresión, el quejido, el ay, el grito de dolor o de desconsuelo.”[1] . Pour lui c’est la musique qui transmet une mémoire collective, plus que des textes. Il s’agirait d’une mémoire non verbale qui supplanterait le logos.
Mais alors quelle place donner à des projets tels que Persecución (1976) du cantaor El Lebrijano et du poète Félix Grande, aux disques de Camarón de la Isla ou Enrique Morente qui chantent Lorca alors que sa poésie n’est pas toujours d’un accès immédiat? Comment se fait l’équilibre entre tradition et transmission d’un patrimoine, improvisation, écriture et réécriture ou adaptation dans des albums qui sont de véritables créations, des “montages”, pour reprendre l’expression de Pedro G. Romero à propos de certains spectacles de danse actuels? Et justement, que veut dire —ou ne pas dire— El Niño de Elche dans Fiesta, le dernier spectacle d’Israel Galván ? Pourquoi le cantaor semble-t-il incapable d’articuler quoi que ce soit, laissant le spectateur se demander s’il s’auto-censure, s’il est en panne d’inspiration, en panne de micro, en panne de réseau mobile… Car lorsqu’il s’agit de performances sur scène, en direct, quelles sont les modalités et les effets de sens des choix des letras ? Et quel type de communication s’établit entre les musiciens et le public?
Pour traiter toutes ces questions, il serait très éclairant d’aborder musique et chant flamencos à travers le prisme proposé par Georges Didi-Huberman dans ses travaux sur l’image et sur la danse dans lesquels il questionne, entre autres, la ou les temporalités à l’œuvre dans ces expressions artistiques, une approche qui nous aiderait à interroger les rapports entre tradition, instantanéité de la performance et de la perception, mémoire individuelle et collective, projection vers l’avenir…
Claire Vialet Martinez
CAER
Bibliographie indicative
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[1] La letra a son importance, certes, mais surtout pour les moins initiés. Je tiens à redire que, pour nous [les gitans flamencos], ce qui est fondamental reste l’expression, la plainte, le “ay”, le cri de douleur ou de désespoir”.